« Vous m’avez offert le plus merveilleux, le plus précieux des cadeaux dont un musicien puisse rêver et je sens qu’aucune parole de reconnaissance ne peut exprimer le sentiment que j’ai éprouvé et qui demeurera en moi jusqu’à la fin de mes jours. […] J’éprouve une immense émotion, puisque je suis responsable de son exécution, un sentiment de profond amour pour vous et de reconnaissance infinie. »
Lettre de Fiodor Droujinine à Dimitri Dmitrievitch Chostakovitch à propos de sa sonate pour alto et piano, nuit du 6 au 7 août 1975
Dans le calme de sa datcha de Joukovka, loin du tumulte de la ville, Dimitri Chostakovitch compose en 1975 son ultime œuvre, la Sonate pour alto et piano opus 147. Cet endroit est son refuge, le lieu où ses pensées prennent forme, où chaque note devient une confidence. Mais cette œuvre n’est pas seulement un testament musical, c’est aussi un cadeau, une preuve de fraternité. Il l’adresse à l’altiste Fiodor Droujinine, son ami et interprète fidèle, membre du quatuor Beethoven, avec lequel il a créé ses quatuors à partir du dixième. Entre eux, il ne s’agit pas seulement d’une collaboration, mais d’une confiance absolue, d’un dialogue d’âme à âme où la musique devient langage.
C’est cette datcha, à la fois intime et intemporelle, que nous avons voulu évoquer à travers ce disque ; un lieu où Chostakovitch a offert ses dernières notes à son ami, où la musique a scellé une fraternité indéfectible.
Aux côtés de la Sonate, nous avons rassemblé des œuvres qui, chacune à leur manière, tissent le fil de cette histoire. L’Impromptu, récemment redécouvert, dévoile une autre facette du compositeur, tandis que Fratres d’Arvo Pärt fait résonner une méditation intemporelle. La création de Jean-Paul Dessy, DSCH, rend un hommage vibrant à l’empreinte indélébile du maître, tandis que Cette colline d’Anne Martin célèbre la mémoire et l’héritage de Fiodor Droujinine.
« La datcha de Chosta », c’est ce lieu de rencontres sincères, où la musique se partage, se transmet et se vit. Là où Chostakovitch a légué un héritage monumental, Droujinine a su en révéler l’intimité. En tant qu’altiste d’exception, trop longtemps oublié, il a fait retentir l’écho de cette ultime sonate ; à nous de continuer, en faisant résonner chaque note comme un ultimatum contre l’oubli.
Réalisé avec l'aide de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
Service des musiques
© Isabelle Françaix
Cette Colline
Hommage à Droujinine
Fiodor Droujinine (Moscou 1932 - Moscou 2007) a écrit son autobiographie «Souvenirs» en 2006 pour le centenaire de la naissance de Chostakovitch. Dans l'introduction, il raconte les souffrances de Chostakovitch qui a vécu toute sa vie adulte sous l'URSS mais, rajoute-t-il, les bolcheviks, malgré tous les morts, la famine, les souffrances, les interdictions, les églises détruites, le clergé exterminé... «pourtant, échoueront dans leur tentative de déraciner et de détruire l'âme russe».
C'est cela qui m'a marquée et que j'ai voulu évoquer: la réappropriation, la réaffirmation de sa propre identité et des racines du peuple russe.
Le titre de ma pièce est en lien avec le chapitre «La colline de la Résurrection». (…) Sur cette colline se dresse l'église de la Résurrection, Droujinine et son épouse y assisteront à la fête de la Théophanie, il raconte : «Katia et moi n'avons pu nous défendre de la sensation que dans notre pays exténué et abruti, dans ce peuple trompé, commençaient à percer les premiers rayons de la guérison spirituelle».
Dans Cette Colline, j'évoque l'Op.138 de Chostakovitch, c'est-à-dire le 13e quatuor. Il a été créé par le Quatuor Beethoven (1970). Et, bien que dédié à Vadim Borissovski, le maître de Droujinine, c'est ce dernier qui en assure la création. «Dans le cycle des quatuors de Chostakovitch, le 13e, dédié à mon maître occupe pour moi une place de choix (...) le 13e donne à l'altiste une responsabilité particulière (...) l'interprétation du 13e quatuor m'a beaucoup rapproché de Dimitri Dmitrievitch». J'évoque également le thème des Variations pour alto solo de Droujinine de 1968.
Anne Martin
© Jarek Frankowski
DSCH
La Musique de Dimitri Schostakowitsch est l’une de celles qui a le plus marqué mon chemin de musicien. Son œuvre titanesque a réussi à forger un alliage rare et puissant où fusionnent indissociablement un substrat d’essence populaire, immédiatement poignant, et une virtuosité compositionnelle qui le sublime, le savantise et lui donne une dimension universelle.
DSCH, composé dans la gratitude et l’admiration, est basée sur la valeur solfégique des initiales de son nom et se veut un hommage fervent au grand maître russe.
DSCH a été tout spécialement écrite pour ses interprètes-créateurs, Mariane Marchal et Maxime Desert, dont les merveilleux talents ont généreusement nourri mon imaginaire.
Jean-Paul Dessy
© Eric Marinitsch
Fratres
Compositeur estonien né en 1935, Arvo Pärt est l’une des figures majeures de la musique contemporaine. Après des débuts marqués par le sérialisme, il se détourne dans les années 1970 vers un langage radicalement épuré, qu’il nomme tintinnabuli. Profondément influencé par la spiritualité et les sonorités de la musique ancienne, il crée une œuvre méditative et intemporelle qui touche un large public au-delà des cercles spécialisés.
Composée à l’origine en 1977 et adaptée pour de nombreuses formations, Fratres est une pièce fondatrice de ce style. Dans cette version pour alto et piano de 2003, la texture épurée révèle avec force les caractéristiques essentielles du langage de Pärt : tension entre mouvement et immobilité, entre consonance et dissonance.
La structure repose sur une série de variations, construites à partir d’un motif rythmique fixe et d’un enchaînement d’accords quasi liturgiques. L’alto développe une ligne mélodique suspendue, presque incantatoire, tandis que le piano, avec ses résonances amples, agit comme un écho ou un contrepoint rythmique. Ce dialogue crée une atmosphère de méditation profonde, où chaque son semble pesé, chaque silence signifiant.
La progression harmonique suit un cycle immuable, reflétant la recherche de Pärt, inspiré à la fois par la musique ancienne et la tradition orthodoxe. Ainsi, Fratres transcende les époques, offrant une expérience d’écoute qui oscille entre mysticisme et intensité dramatique.
Compositeur russe parmi les plus marquants du XXe siècle, Dimitri Chostakovitch a traversé avec son œuvre les épreuves de l’histoire soviétique, oscillant constamment entre conformisme apparent et profonde subversion musicale. Son langage, à la fois ironique, tragique et d’une lucidité implacable, lui a permis de développer une voix unique, reconnaissable entre toutes. Dans ses dernières années, affaibli par la maladie, il se tourne vers des formes plus introspectives et dépouillées.
Sonate pour alto et piano, opus 147
Composée en 1975, quelques mois avant sa mort, la Sonate pour alto et piano, op. 147, est la toute dernière œuvre de Chostakovitch. Il la dédie à son ami Fiodor Droujinine, altiste du Quatuor Beethoven, avec qui il entretenait une profonde complicité artistique. Droujinine, qui avait auparavant créé le quatuor à cordes n°13 du compositeur, fut un interprète de prédilection pour Chostakovitch, qui voyait en lui non seulement un technicien remarquable, mais aussi un musicien sensible, capable de restituer toute la gravité de cette sonate testamentaire. Leur collaboration confère à l’œuvre une dimension très personnelle : plus qu’une simple dédicace, c’est un véritable hommage au timbre grave et expressif de l’alto, porté par l’interprète qui avait su gagner la pleine confiance du compositeur.
La sonate est structurée en trois mouvements. Le premier mouvement, Moderato, ouvre la sonate dans une atmosphère de mystère, où l’alto, avec ses pizzicatos tendus, semble lancer des interrogations auxquelles le piano répond par un chant fluide et introspectif. Les rôles s'inversent, les voix se frôlent sans jamais se rejoindre pleinement, dessinant un échange énigmatique suspendu dans le silence. Le deuxième mouvement, Allegretto, apporte un souffle plus vif, presque ironique, typique du compositeur ; il évoque une danse populaire aux rythmes mécaniques et disloqués. Enfin, l’Adagio conclut la sonate dans une profonde mélancolie, tissé de réminiscences poignantes — Beethoven, Berg, Tchaïkovski — qui s'entrelacent comme les fragments d’une mémoire musicale. Ce dernier mouvement, ultime page composée par Chostakovitch, résonne tel un adieu intime et désabusé, où le compositeur semble porter un regard lucide et bouleversant sur sa propre existence.
Dans cette œuvre d’une grande épuration, Chostakovitch explore les confins de l’expression musicale, entre nostalgie, douleur sourde et résignation lumineuse. La sonate laisse transparaître une acceptation sereine de la fin, portée par la voix sombre et profonde de l’alto, sublimée par la pensée du dédicataire.
Impromptu pour alto et piano opus 33
Cette pièce, longtemps restée dans l’ombre, n’a été redécouverte qu’en 2017, lorsqu’un manuscrit inédit refait surface dans les archives de Vadim Borissovski (1900-1972), l’altiste du mythique Quatuor Beethoven, maître de Doujinine, qui sont conservées aux archives centrales de Moscou. Une partition oubliée, soigneusement rangée parmi d’autres documents, comme un secret patientant dans le silence du papier jauni.
Cet Impromptu, écrit pour alto et piano, offre une autre facette de Chostakovitch : plus intime, plus spontanée, comme une pensée fugitive mise en musique, un écho discret à la sonate qu’il composera bien plus tard pour Droujinine. Il résonne aujourd’hui comme une esquisse, une confidence laissée en suspens, avant que l’histoire ne le remette sur le chemin de la lumière.
© Isabelle Françaix
Mariane Marchal est une pianiste passionnée, dont le jeu allie sensibilité et profondeur. Son répertoire, allant du classique aux œuvres contemporaines, témoigne de sa curiosité musicale et de son désir de dialogue entre les styles et les époques.
Formée au Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon dans la classe de Philippe Soler, elle poursuit son parcours au Conservatoire royal de Bruxelles, où elle obtient un Master spécialisé en piano ainsi que l’Agrégation de l’Enseignement Secondaire Supérieur. Elle se perfectionne auprès de pianistes renommés tels que Gery Moutier, Edson Elias, Jean-Claude Vanden Eynden et Dominique Cornil.
Chambriste accomplie, elle explore diverses formations, notamment en duo avec l’altiste Maxime Desert, illustrant son engagement envers un répertoire mêlant classiques incontournables, œuvres méconnues et créations contemporaines.
Passionnée par la transmission, elle enseigne le piano à Bruxelles, convaincue que la musique est avant tout un espace d’échange et d’inspiration.
© Nicolas Draps
Altiste passionné, Maxime Desert vit la musique comme un espace d’échange et d’émotion. Chambriste reconnu, il explore un large répertoire, du grand classique à la création contemporaine, en tant que soliste des ensembles Multilatérale et Musiques Nouvelles. Il est également membre fondateur du New Gates Trio et du Trio Odradek, projets qui mettent à l’honneur la musique d’aujourd’hui.
En duo avec la pianiste Mariane Marchal, il explore la richesse du répertoire pour alto et piano, mêlant œuvres incontournables et créations contemporaines. Ensemble, ils enregistrent "La Datcha de Chosta", un album à paraître en 2025 chez Paraty, célébrant l’héritage de Chostakovitch et de Fiodor Droujinine.
Membre du Quatuor Tana de 2010 à 2019, il enregistre plusieurs intégrales saluées par la critique et collabore avec des compositeurs majeurs de la musique contemporaine. Son parcours l’amène également à se produire dans de prestigieux festivals internationaux.
Titulaire d’un Master avec Grande Distinction et de l’Agrégation de l’Enseignement Secondaire Supérieur du Conservatoire royal de Bruxelles, il a étudié auprès de Thérèse-Marie Gilissen, Françoise Gneri, Tasso Adamopoulos et Pierre-Henri Xuereb, et bénéficie des conseils de maîtres tels qu’Alfred Brendel, le Quatuor Jerusalem et Gabor Takacs. Son parcours l’amène également à collaborer avec des orchestres renommés comme le Klangforum de Vienne, l’Orchestre national de Belgique et l’Orchestre philharmonique de Liège.
Il enseigne l’alto à l’École de musique de Wiltz, au Luxembourg, et joue sur un alto de 1952 du luthier Amedeo Simonazzi.
Merci à nos contributeurs …
Danielle Baas, Laure Bardet, Julien Baty, Julie Borowczak, Sylvie Boucheny, Gérard Bruyas, Nicolas Collinet, Françoise De Brauwer, Rosine et Jean-François Desert, Gabriel Diaconu, Michèle Gagliano, Tam Gamboa dos Santos, Cédric Gilis, Catherine et Enrico Gorza, Isabelle Guinamard, Laurent Houque, Paul et Isabelle Huvelle Puissant, Bernard Issautier, Virginie Jacobs, Catherine Janssens, Nicolas Jeunehomme, Hélène Lamblin, Marie-Laure Magnan, Jeanne Maisonhaute, Benoît Marchal, Lauriane Marchal, Monique et Jean-François Marchal, Anne Martin, Danielle Marvel, Aurore Michaux, Charles Michiels, Vincent Montero, Diana Olaerts, Milos Popovic, Emmanuel Quinzin, Delphine Riey, Alicia Romero, Salvatore Salamone, Tina Schmitz, René Sig, Nicolas Taboulot, Dominique Thibaudon, Hélène et Guy Thollot, Mia Weis, Hedwige Wyshoff, Xiaobo Zhu
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